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Pierre Lescure : "La vie, c'est le désir"

Par Alexandre Saint-Etienne

INTERVIEW GRAND FORMAT SUD RADIO - A l’occasion de sa reprise en main des Studios de Paris, l’homme de médias et de cinéma Pierre Lescure nous a accordé un entretien fleuve au cours duquel il a notamment évoqué ses années Canal +, le Festival de Cannes et la cérémonie des César.

Pierre Lescure
Pierre Lescure (Photo by MUSTAFA YALCIN / Anadolu via AFP)

De passage dans nos studios de SUD RADIO, Pierre Lescure, cofondateur puis PDG de Canal+ (de 1984 à 2002) et ancien président du Festival de Cannes (de 2014 à 2022), a pris le temps de revenir pour nous sur les moments phares de sa carrière, tout en se projetant avec gourmandise vers l'avenir. Car à 80 ans, ce grand monsieur des médias et du cinéma fourmille de projets, à commencer par la reprise des Studios de Paris (ex Cité du cinéma créée par Luc Besson) dont il sera l'ambassadeur.

Vous présentez depuis janvier 2023 l'émission Beau Geste consacrée au 7e Art : est-ce celle dont vous avez toujours rêvé ? 

Pierre Lescure - On peut dire ça, parce que j'ai attendu tard pour réaliser mon rêve, mais France Télévisions m'a proposé par Stéphane Sitbon-Gomez, le patron des programmes du service public. Quand j'ai quitté le Festival de Cannes, il m'a demandé si je ne voulais pas faire une émission de cinéma. Parce qu'après tout, France Télévisions s'investissait dans le festival pour le couvrir et n'avait pas d'émission entre chaque édition. 

"Il manque peut-être aujourd'hui à la télé cet esprit de liberté"

Et vous avez donc été séduit par le projet ?

J'ai dit oui, mais dans ce cas-là, on ne se met pas autour d'une table avec des journalistes pour parler cinéma. On essaie de filmer comme au cinéma, en essayant d'approcher la qualité d'image et d'être là où se fait le cinéma. On a pu trouver un accord pour qu'il y ait des moyens de production qui nous permettent de filmer les comédiens ou les comédiennes avec trois caméras, de faire des reportages, de faire des tas de trucs. Et donc je crois qu'on fait vivre le cinéma et on essaie d'être digne de lui.

En parlant de la télévision et du cinéma, vous avez été le cofondateur de Canal+, que vous avez également dirigée pendant 20 ans. Que manque-t-il aujourd'hui, selon vous, à la télévision française pour retrouver cet esprit d'audace ?

Je ne veux pas nous tresser trop de louanges à Canal. Mais vous savez, il faut se remettre dans l'état d'esprit de l'époque. Vous n'étiez pas né, mais quand Canal est né, il n'y avait que trois chaînes en France. Et nous, on était seulement la quatrième. Et d'un seul coup, on disait aux gens : ''vous payez la redevance, mais il va falloir payer pour la quatrième chaîne.'' Il y avait quelque chose de provocateur, d'incongru. Donc notre obsession, c'était de se dire qu’il faut faire des choses qu'on ne voit pas ailleurs, et qui justifient qu'on paye.

"Il faut laisser du temps aux créateurs pour faire du neuf"

Et le moins que l'on puisse dire, c'est que les gens en ont eu pour leur argent…

Il y avait les exclusivités cinéma, qui passaient d'abord sur Canal par rapport aux autres chaînes. Puis il y a eu le foot, mais ce n'était pas suffisant. Il fallait qu'il y ait du foot, mais qu'en même temps, on donne des moyens comme le foot n'en avait jamais eus. Donc on a essayé de multiplier les caméras, les ralentis, les angles, etc. Et puis on a essayé de trouver des émissions et un ton qu'on n'avait pas ailleurs. Et c'est peut-être cet esprit de liberté - pas pour faire n'importe quoi - mais pour exprimer la plus grande diversité possible. Je pense que c'est ce qui manque peut-être aujourd'hui. Ça me navre toujours quand je lis l'annonce d'une nouvelle émission dont le format vient de tel pays, ça veut dire qu'elle a déjà été testée, donc on sécurise. On sécurise trop souvent.

Vous avez des exemples ?

Quand on voit “La France a un incroyable talent”, ça a été déjà fait dans 25 pays. On est le 26ème, ils le font très bien sur le groupe M6, pourquoi pas. Mais en même temps, je trouve qu'on devrait investir plus d'argent de production pour laisser du temps aux gens de travailler. Nous, pour les Nuls, par exemple, à Canal, on les a fait travailler en studio pendant 9 mois. Pendant 9 mois, on les a laissés, ils nous montraient énormément de choses toutes les semaines. Ils ont mis au point leurs formules et leur genre. Il faut laisser du temps aux créateurs pour faire du neuf, qui d'un seul coup va vous rendre absolument enthousiaste. 

"Ce qui fait le génie d'un scénario, d'une histoire ne sortira pas de l'IA"

Comment percevez-vous l'emprise grandissante des plateformes, que ce soit Netflix, YouTube ou TikTok, et de l'Intelligence Artificielle, sur la création et la diffusion culturelles ? 

Il y a deux choses importantes dans votre question. Il y a d’abord les plateformes.
Je pense que dans un premier temps, elles ont fait du bien parce que justement, pour justifier de faire payer, ils ont donné beaucoup de moyens aux créateurs et à l'originalité des scénarios, que ce soit de série ou d'unitaire. Et on avait une floraison de bouquets de nouveautés comme on n'en avait pas vues depuis longtemps dans les fictions de la télévision, d'où le succès des plateformes. Aujourd'hui, je pense que ça se tarit un peu et que le fait que ce soit un peu monoculture fait qu'ils n'arrivent plus à suffisamment produire.

Et puis, d'autres sont arrivées, d'autres plateformes, ce qui fait qu'on a l'embarras du choix, et de temps en temps, on n'a pas beaucoup de choix, je trouve. Bien sûr, il y a des grands tubes, mais il y a moins de tubes de séries ou de films unitaires qu'il y en avait il y a encore deux ans. Et je ne suis pas sûr que l'IA va forcément tout régler.

Quel est votre regard justement sur l'IA ?

L'IA accélère énormément le travail, le facilite, et étend le champ des possibles dans la préparation, dans la gestation, dans la recherche de certaines parties du scénario. Mais ce qui fait le génie d'un scénario, d'une histoire, qui fait que d'un seul coup, vous devenez addict, ça ne sortira pas de l'IA, il faut laisser du temps aux créateurs pour nous surprendre.

"Il faut regarder votre boulot comme une page blanche"

Que diriez-vous à un jeune journaliste ou créateur qui rêve d'inventer aujourd'hui le nouveau Canal+ ? 

J'ai peur de me répéter mais il faut essayer de se surprendre. Donc il faut trouver. C'est du boulot, mais c'est un boulot où d'un seul coup vous avez une page blanche. La chance infinie qu'on a eue avec André Rousselet, le fondateur de Canal, avec Alain De Greef qui était mon complice et mon frère jumeau, c'est qu'on avait une page blanche. Je le souhaite à n'importe quel journaliste ou patron de rédaction, de radio, ou de télé. Regardez votre boulot comme une page blanche. Qu'est-ce qui fait que ma page ne va pas ressembler à celle du voisin et sera plus excitante, plus attirante que celle de mon voisin ? Si vous répondez bien à cette question, vous allez être heureux et peut-être riches. 

Y a-t-il une erreur ou un pari que vous referiez quand même, par fidélité à l'audace ? 

On s'est plantés. Aujourd'hui on a oublié, la légende veut que tout soit bien. Mais par exemple, quand les Nuls ont voulu faire du cinéma, on les a retenus pendant un an, un an et demi avec Alain De Greef. Et puis au bout d'un an et demi, on les a laissés partir dans leur aventure cinéma. Ça a donné La Cité de la peur, puis les carrières que vous savez d'Alain Chabat en particulier et de Dominique Farrugia comme producteur et réalisateur. Et nous, on s'est dit qu'on allait essayer de refaire les Nuls.

Et là, j'allais contre ce que j'ai essayé de vous dire depuis le début de notre échange. On a fait un truc qui s'appelait les Nouveaux. Vous l'avez oublié, vos parents l'ont oublié parce qu'ils étaient nés à l'époque et on s'est complètement plantés. C'était banal parce qu'on avait voulu faire comme les Nuls. On aurait dû reprendre notre travail à zéro et la page blanche. Mais heureusement, c'est passé aux oubliettes de l'histoire, on ne retient que ce qu'on a réussi. 

"Je me souviendrai toujours de Spielberg et Chabat aux César..."

En parlant des Nuls, quel a été votre plus grand fou rire professionnel avec eux ? 

C'est pas un fou rire parce que des fous rires, j'en ai eu des millions.
Mais je me souviendrai toujours de Spielberg, président des César. Et à l'époque, Canal retransmettait déjà les César. Et Spielberg est sur scène et est au premier rang.
Chabat est sur scène avec les Nuls. Et il dit : “Si vous voulez faire une petite visite de Paris, Monsieur Spielberg, je vais vous laisser mon portable. 06... et 33 si vous appelez de l'étranger.”
Et instantanément, la caméra va sur Spielberg qui avait sorti un crayon et qui notait avec un large sourire. Je me suis dit que quand deux cultures de l'humour se rejoignent instantanément en direct, et ce n'était pas préparé, là, on a réussi notre coup.

Vous avez présidé le Festival de Cannes pendant huit ans. Comment ce rôle a-t-il changé votre regard sur le cinéma et les artistes ?

Je ne sais pas s'il l'a changé, mais il l'a conforté. Le Festival de Cannes, aujourd'hui, c'est de très loin - et c'était le cas bien avant moi - le plus grand festival du monde. Je pense qu'on peut juger un festival au nombre de nominations de films issus de la sélection de Cannes, aux César et aux Oscars. C'est phénoménal. Trois films sur quatre qui passent à Cannes sont nommés dans tous les sens, aussi bien aux César qu'aux Oscars. C'est dire la diversité et la richesse de la sélection. C'est ça qui fait que le cinéma restera unique.

"Il n'y a que le cinéma qui amène l'acte de création unique"

Et universel ?

Bien sûr, c'est son côté universel. Vous avez par exemple à Cannes de nombreux films asiatiques, c'est Cannes qui a, le premier dans les années 70 et 80, donné toute sa place au cinéma asiatique. Évidemment, au cinéma américain et sud-américain. C'est ça l'universalité du cinéma. Vous pouvez avoir un cinéaste qui éclate venu de Hong Kong et qui va devenir une star mondiale et se retrouver aux Oscars. Je pense qu'il n'y a que le cinéma qui amène l'acte de création unique. 

Y a-t-il une montée des marches à Cannes que vous gardez particulièrement en mémoire ?

Je pense que le jour où Il était une fois à Hollywood est venu avec Tarantino, la montée de Tarantino, Brad Pitt et DiCaprio, il y avait quelque chose qui était tellement hollywoodien qu'on se regardait avec Thierry (Frémaux, délégué général du Festival de Cannes depuis 2007) et on se marrait comme deux gamins en les accueillant en haut des marches. Il y avait un côté vraiment gamin. 

"Tout le marketing du monde ne vous fera pas aller au cinéma si vous n'avez pas le désir"

Comment expliquez-vous l'année difficile vécue par le cinéma français au box-office, surtout par rapport à l'année 2024 qui était excellente ? 

A l'évidence, il n'y a pas eu, aussi bien pour les films français qu'internationaux, un grand nombre de films qui nous ont donné envie de courir. Et c'est la clé. Il en est de la musique comme du cinéma, du théâtre ou des bouquins. Si vous entrez dans une librairie, il y a plein de bouquins et puis, finalement, vous ressortez avec un vieux livre. C'est que ce n'est pas une bonne année. Là, heureusement il y a pas mal de films qui arrivent, notamment pour le début de l'année prochaine, mais la vraie explication, c'est lorsque vous n'êtes pas surpris. "La vie, c'est le désir" : ce n'est pas moi qui le dis, c'est Chaplin.

Le désir ?

Tout le marketing du monde ne vous fera pas aller au cinéma si vous n'avez pas le désir. Votre désir c'est votre personnalité, il faut qu'on arrive à toucher votre personnalité. Ça veut dire qu'on ne peut pas faire que du marketing, on ne peut pas faire que des formats, il faut d'un seul coup bosser l'originalité. 

"Si vous avez l'œil qui frise, j'ai gagné ma journée"

Pour conclure, qu'avez-vous encore envie d'accomplir ? 

Je pense que je n'ai pas de rêve inassouvi. J'ai eu la chance de pouvoir tenter beaucoup d'aventures à la radio, à la télévision, au cinéma et je continue. Mais le rêve, c'est de garder le désir. C'est peut-être de famille : mon père a continué à bosser jusqu'à la fin de sa vie, même s'il était à la retraite et plus payé, parce qu'il avait envie de rester dans la fabrication d'un journal.

Même pas un petit rêve en particulier ?

Moi, mon rêve, c'est de continuer à avoir quelque chose à faire tous les jours. Je n'ai pas envie d'aller m'installer dans un pays au soleil. J'ai envie de pouvoir raconter des histoires, créer quelque chose, écrire un truc, discuter avec vous et que vous ayez l'œil... Si vous avez l'œil qui frise, j'ai gagné ma journée. 

Propos recueillis par Alexandre Saint-Etienne

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