Atteinte à la laïcité ou "symbole" de l'identité corse? Depuis une semaine, une décision de justice enflamme les esprits sur l'île : elle concerne l'avenir d'une croix installée à l'entrée d'un petit village de 60 habitants.
A côté de cette croix en bois, deux banderoles ont été accrochées. L'une conseille à la vieille dame qui mène la fronde: "Rentre chez toi, la croix, elle, est chez elle". L'autre assure: "Enlever la croix c'est effacer la Corse".
Au coeur de l'imbroglio, une décision du tribunal administratif de Bastia du 10 octobre qui "annule le refus du maire de Quasquara", Corse-du-Sud, "d'enlever" cette croix chrétienne, installée en 2022 sur un terrain public.
Les réactions ont été si vives que le cardinal et le préfet ont dû intervenir, dans cette île méditerranéenne où se pratique un catholicisme fervent et qui a accueilli fin 2024 le défunt pape François pour son ultime voyage officiel.
Beaucoup ont interprété cette décision comme une injonction à retirer la croix.

Une banderole à côté d'une croix en bois objet de polémiques à l'entrée du village de Quasquara, le 14 octobre 2025 en Corse-du-Sud
Pascal POCHARD-CASABIANCA - AFP
Mais ce n'est pas le cas, explique à l'AFP une source judiciaire : l'avocat de la plaignante --villageoise octogénaire vivant depuis 20 ans à Quasquara-- n'a pas explicitement formulé cette requête, donc le tribunal ne l'a pas prononcée.
Pour se conformer, le maire devra déplacer la croix ou rendre privée la parcelle où elle est installée, sans quoi il s'expose à de nouvelles poursuites.
Pourquoi cette décision?
La loi de 1905 de séparation des églises et de l'Etat "s'oppose à l'installation par les personnes publiques, dans un emplacement public, d'un signe ou d'un emblème" religieux, rappelle le tribunal, sauf pour les "signes et emblèmes religieux" antérieurs à la législation.
Or la croix a été installée "sur un emplacement différent des deux calvaires identifiés sur le cadastre communal de 1880".
- "Tradition de nos villages" -
Une pétition en ligne a rassemblé plus de 42.000 signatures "pour maintenir la croix de Quasquara, symbole de notre patrimoine et de notre identité".
L'indignation politique est quasi-unanime, contexte qui rend difficile d'exprimer publiquement tout désaccord.

Vue aérienne du village de Quasquara, le 14 octobre 2025 en Corse-du-Sud
Pascal POCHARD-CASABIANCA - AFP/Archives
L'octogénaire à l'origine du recours reçoit de nombreuses menaces mais n'a pas porté plainte à ce stade, selon une source proche du dossier.
Laurent Marcangeli (Horizons), ministre sortant de la Fonction publique et ancien maire d'Ajaccio, a apporté sur X son "soutien le plus total" au maire de Quasquara.
"Avant d'être un symbole religieux, la croix chrétienne est une tradition de nos villages insulaires, qui je le crois, ne porte tort à personne", écrit-il.
Le parti Femu a Corsica du président autonomiste du conseil exécutif Gilles Simeoni a fustigé une "interprétation laïciste, rigide et conflictuelle du fait religieux".
Face à l'emballement, le cardinal Bustillo, évêque d'Ajaccio, a tenté d'apaiser les esprits car "la croix ne doit pas être un motif de division". "La croix, on la sert, on ne s'en sert pas", a-t-il lancé dans un entretien à Corse Matin.
Le préfet a promis au maire que "les services de l'Etat accompagneront" la commune pour étudier "les différentes voies permettant d'assurer que l'implantation de la croix s'inscrive dans le cadre légal".
- "Nationalisme identitaire" -
Interrogé par l'AFP, Thierry Dominici, politologue à l'Université de Bordeaux et spécialiste de la Corse, évoque "un épiphénomène monté en épingle" par des partisans du "nationalisme identitaire" cherchant à "occuper l'espace médiatique."

Des banderoles à côté d'une croix en bois objet de polémiques à l'entrée du village de Quasquara, le 14 octobre 2025 en Corse-du-Sud
Pascal POCHARD-CASABIANCA - AFP
Pour lui, "les identitaires activent cette idée que le Corse non seulement est corsophone, né sur l'île, de parents corses, mais surtout ils adhèrent à une forme de pensée civilisationnelle qui ne peut être qu'européenne, occidentale, blanche et chrétienne".
A ce stade la grogne n'est pas retombée.
Jeudi et vendredi, des lycéens de Sartène, Corte et Bastia ont manifesté sous des banderoles "Terra corsa, terra cristiani" (Terre corse, terre chrétienne, NDLR).
Samedi, Palatinu, jeune mouvement nationaliste identitaire d'extrême droite, le Rassemblement national et l'Union des droites pour la République (UDR) d'Eric Ciotti ont choisi Quasquara pour annoncer leur alliance, notamment en vue des municipales de 2026.
Ils ont proposé au passage qu'un "fonds privé" acquiert la parcelle communale où se trouve la croix.
Et dimanche encore, le syndicat étudiant indépendantiste Ghjuventu Indipendentista a réuni quelque 200 personnes au pied de la croix, selon son responsable Chilianu Begliomini. "Si on a grandi dans l'esprit corse ça fait l'unanimité", dit-il à l'AFP.
Le maire Paul-Antoine Bertolozzi continue lui d'étudier "toutes les voies de recours possibles" pour "que cette croix reste là où elle est", a-t-il déclaré au Journal du dimanche.
Par Maureen COFFLARD avec Tony GAMAL-GABRIEL à Marseille / Ajaccio (AFP) / © 2025 AFP