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Elisabeth Lévy: "La vie par temps de grève, le chacun pour soi voire la guerre de tous contre tous"

Chronique

Le regard libre d'Élisabeth Lévy

Fabien Roussel, Olivier Faure, Raphaël Glucksman sont allés soutenir les cheminots en grève. Ça vous a rappelé des souvenirs...

Peut-être était-ce fait pour. Fabien Roussel, le secrétaire national du PC, avait convié ses camarades de gauche à rendre visite aux cheminots Gare de Lyon, l’endroit où Pierre Bourdieu le 12 décembre 1995 a prononcé sa harangue mémorable: «Je suis ici pour dire notre soutien à tous ceux qui luttent contre la destruction d’une civilisation ». 24 ans plus tard, Olivier Faure « J’apporte mon soutien à celles et ceux qui luttent pour nous toutes et tous. » Beaucoup rêvent d’un remake de 1995. Peut-être parce-que ça a été la dernière grande victoire de la classe ouvrière.

Comparaison légitime : il y a beaucoup de similitudes...

En effet. C'est le même enjeu immédiat. 25 ans après, c'est toujours les retraites et les régimes spéciaux. Philippe rappelle furieusement Juppé droit dans ses bottes. Et il y a le soutien de l’opinion. En 1995, selon Stéphane Rozès : les salariés du privé faisaient la grève par procuration.

Mais il y a des différences majeures. J'en citerai deux:

Pas ou peu de blocage en province, ce qui explique que le soutien ne faiblisse pas beaucoup.

Je trouve aussi le climat radicalement différent. En 95, Le Monde parlait de la première révolte contre la mondialisation, que beaucoup croyaient pouvoir être gagnante. Beaucoup de gens pensaient que le nouveau capitalisme financier pouvait être dompté. Création d’Attac. Bref, l’illusion lyrique fonctionnait à plein. Les cheminots se battaient pour nous et tout le monde se parlait.

Les syndicats disent toujours qu’ils se battent pour nous.

Pour nous tous et toutes pour la Justice et la paix. La centaine d’intellectuels et artistes qui ont signé une tribune dans la revue Regards y croient. Annie Ernaux, Robert Guédiguian, Thomas Piketty voient « des solidarités nouvelles s’inventer » et « des expériences démocratiques se dessiner ». Je suis désolée mais ils devraient peut-être arpenter les rues de la capitale ou les couloirs du RER. Saisissant reportage dans Le Monde. Annick Cojean raconte « l’énervement, la fatigue et la rage avec des pulsions de violence et de haine » qui saisit le francilien en galère. Alors on se parle, oui, mais c’est très souvent pour s’insulter à la première contrariété. Et même pour se frapper.

Vous noircissez le tableau…

Hier, deux jeunes filles blessées au couteau après une altercation avec une automobiliste. Sans aller jusque là, chacun se comporte comme s’il était seul au monde, bloquant des dizaines de véhicules pour gagner quelques centimètres. Pareil dans le métro et sur les trottoirs où les visages sont fermés. Entre vélos et scooters foire d’empoigne. Même à la CGT, on s’empaille pour une cagnotte. Les pétitionnaires parlent de nos intelligences collectives : pas sûr que nous parvenions simplement à faire société : la vie par temps de grève semble plutôt hésiter entre le chacun pour soi et la guerre de tous contre tous.

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