Comme le raconte Samuel Fitoussi, au 20ème siècle, les élites intellectuelles se trompaient beaucoup.
"Sartre a soutenu le terrorisme palestinien, il a soutenu Pol Pot, il a applaudi le goulag"
"Je pense que beaucoup de gens ont fait la liste des erreurs des intellectuels. Dans mon livre, je ne me contente pas de faire la liste, j'essaie d'expliquer pourquoi des esprits brillants se trompent", ainsi explique Samuel Fitoussi le sujet de son dernier livre.
Un exemple ? "Sartre était objectivement un esprit brillant : premier à l'agrégation de philo, reçu brillamment à Normale, il avait par ailleurs une oeuvre philosophique et littéraire majeure… Et pourtant, à chaque fois qu'il s'est engagé, il s'est trompé. Il a soutenu le terrorisme palestinien aux JO de Munich, il a soutenu Pol Pot, qui a commis un génocide, il a applaudi le goulag. En 1954, il va en URSS. Il revient, il est interviewé par Libération, et il explique que l'URSS a trouvé la clé du bonheur humain, qu'il y a une liberté d'expression totale là-bas et que dans moins d'une décennie, le niveau de vie en URSS sera de 30 à 40% supérieur au niveau de vie en France, et que la France serait bien inspirée de suivre les politiques publiques mises en place en URSS, à savoir le collectivisme, qui a tué des dizaines de millions de personnes. Le journaliste lui demande même si les Soviétiques sont si riches et prospères, pourquoi ne voit-on pas plus souvent de touristes soviétiques en France? Et Sartre répond : 'Oh, vous savez, ils sont tellement bien chez eux qu'ils n'ont pas très envie de partir'. Donc, il a mis toute son intelligence au service des convictions les plus absurdes, les plus erronées et même les plus dévastatrices. Il s'est aussi trompé sur Mao."
"Le nazisme était particulièrement populaire sur les campus des meilleures universités allemandes"
Quid du voyage à Cuba ?"Il a été avec Simone de Beauvoir rendre visite à Fidel Castro à Cuba. Ils ont arpenté l'île pendant des jours, ils sont rentrés, ils ont chanté les louanges de Fidel Castro dans la presse en soutenant l'interdiction de la presse d'opposition à Cuba, en expliquant que Fidel Castro était une sorte de philanthrope humaniste. Donc, à chaque fois qu'il s'est engagé, il s'est trompé", a raconté Samuel Fitoussi.
Pire, Sartre n'était pas le seul à se tromper. "L'énigme, c'est que ça ne correspond pas qu'à Sartre. C'est toute l'intelligentia dans les années 1950, 1960 et 1970 qui s'est lourdement trompée. Et même avant : on impute souvent le nazisme aux masses qui se seraient égarées. Mais le nazisme était particulièrement populaire sur les campus des meilleures universités allemandes. C'est là qu'Hitler suscitait l'enthousiasme le plus grand. Et ensuite, les croyances de l'élite intellectuelle allemande ont ruisselé et ont atteint le peuple", a fait savoir Samuel Fitoussi.
"Il y a eu des décennies d'aveuglement sur des régimes sanglants"
L'erreur collective a d'ailleurs empêché George Orwell de publier aussitôt son livre La ferme des animaux. "Dans les années 1930, George Orwell ne trouvait pas d'éditeur pour son livre 'La ferme des animaux'. Pourquoi ? Parce que c'était une satire anti-stalinienne et que les éditeurs anglais avaient tous une sympathie forte pour Staline. Orwell lui-même écrit plus tard dans la préface du livre enfin publié : 'L'intelligence britannique a développé une loyauté nationaliste à l'égard de Staline. Et dans son for intérieur, elle a l'impression que dire du mal de l'URSS est une forme de blasphème'. Donc, il y a eu des décennies d'aveuglement sur des régimes qui ont causé des dizaines de millions de morts", a raconté Samuel Fitoussi.
Samuel Fitoussi explique enfin que la sélection naturelle a toujours privilégié l'erreur lorsqu'elle était collective. "Contrairement à ce qu'on a longtemps cru, la raison humaine n'a pas été façonnée par l'évolution uniquement, pour nous mener vers la vérité… mais aussi pour nous permettre de faire bonne figure en société. Il y a un chercheur qui s'appelle Jonathan Heights, qui nous demande d'imaginer deux hommes. Le premier homme est obsédé par la vérité, il résonne rigoureusement en toute situation. Cela peut l'amener à s'opposer au consensus en vigueur dans son groupe. Le deuxième homme est plus flexible, et souvent il adhère aux contrevérités populaires. Lequel des deux hommes ce serait plus souvent reproduit, aurait obtenu pour ses enfants la protection de la tribu, aurait joui des fruits de la coopération, etc. ? C'est évidemment le deuxième homme, celui qui se trompe plus souvent quand l'erreur est populaire. Il aurait obtenu tout au long de notre histoire évolutive un avantage sélectif par rapport à l'homme dont la raison le pousse purement vers la vérité. On est donc les descendants d'hommes qui sont se sont trompés quand l'erreur était populaire. Donc, la raison a été façonnée pour non pas pour accéder à la vérité, mais aussi parfois pour rationaliser l'erreur à la mode. Or, à cette époque, le communisme était à la mode. Le coût social de la vérité était très élevé, et donc les intellectuels étaient incités psychologiquement à rationaliser les absurdités à la mode."
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